Commentaire sur Citizen Kane

Le sujet du film ?

Plusieurs interprétations :

  • Critique du pouvoir et de l’argent (thème explicitement invoqué par Welles)
  • La perte et la nostalgie de l’enfance (Hervé Bazin)
  • La malédiction de la célébrité (François Truffaut)
  • La solitude
  • L’impossibilité d’aimer autrui pour celui qui s’aime lui-même, et l’impossibilité de forcer les gens à vous aimer (« tu parles des gens comme s’ils étaient ta propriété », dit Jededaiah à son ami Kane)

En définitive, il est impossible de réduire le film à un seul sujet, son sujet est précisément l’intrication de toutes ces dimensions.

Rosebud

Plusieurs versions, qui là aussi ne s’excluent pas :

  • Welles a dit de Rosebud que ce n’était qu’un artifice pour formaliser le caractère cyclique fu film. 
  • La plupart du temps, on a pensé (c’était le cas de Mankiewicz) que le secret de Kane était là, dans cette perte de l’innocence enfantine.
  • Des commentateurs ont relevé que William Randolph Hearst appelait Rosebud une partie intime de l’anatomie de sa maîtresse Marion Davis : Rosebud est alors une attaque féroce contre Hearst.
  • Roger Hill, un intime de Welles, a rappelé que dans l’école qu’il dirigeait et que le jeune Orson avait fréquenté, tout élève senior, à la fin de ses études et quand il quittait la Todd School, devait donner sa luge, en geste de bienvenue, à l’élève qui le remplaçait. Or, la luge d’Orson s’appelait Rosebud…

Xanadu

En réalité Shangdu, transcrit par le poète Coleridge en Xanadu.

Palais d’été de Kubilaï Khan, empereur de Chine ayant accueilli Marco Polo.

Les journalistes dans le film rapprochent le palais de Kane de Shangri-la, prouvant qu’ils n’y ont rien compris (Shangri-la est la vallée enchantée au Tibet, au-delà de l’argent, d’après le roman de James Hilton tourné en film par Frank Capra : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Horizons_perdus_(film,_1937) ).

Les innovations techniques du film

« Chez Orson Welles, la technique n’est pas seulement une façon de mettre en scène, elle met en cause la nature même de l’histoire » (André Bazin) : la forme fait partie du contenu (c’est la définition même d’une œuvre d’art).

Parmi ces innovations :

  • Grande profondeur de champ (permet des actions simultanées et donc une attention sélective du spectateur)
  • Le grand angle impose les plafonds, et un sentiment de pression subie par les personnages
  • « Toland et Welles réalisent des fondus où l’arrière-plan enchaîne sur l’arrière-plan de la scène suivante, un peu avant le moment où les acteurs de premier plan changent, formidable trouvaille venue du théâtre » (Visdei)
  • Éclairage repris de l’expressionisme allemand (héritage délibéré du muet : Murnau, Pabst)
  • Transparence, incrustations, tireuse optique[1]
  • Importance des cadres (fenêtres, portes) qui délimitent l’intérieur et l’extérieur, multiplication des seuils, sentiment d’intrusion.
  • Autonomie d’une caméra omnisciente, observatrice impersonnelle et intrusive, indépendante du regard humain, (le journaliste Thompson reste dans l’ombre et n’est que croisé par le mouvement incessant de la caméra), témoin d’une vérité inaccessible (elle ne juge pas et ne comprend pas).
  • Importance de Gregg Toland, directeur de la photographie. « La lumière raconte un parcours partagé entre la blancheur immaculée de la neige et une obscurité fantomatique » (Amélie Dubois).
  • Importa nce du maquillage : pour jouer le vieux Kane, Welles passe deux heures et demi chez le maquilleur (Maurice Seiderman) dont il impose le nom au générique contre l’avis des producteurs.
  • La musique de Bernard Herrmann bouleverse la tradition post-romantique de Erich Wolfgang Korngold, Max Steiner, Dimitri Tiomkin et Alfred Newman (par la suite il signera la musique de L’aventure de Mme Muir (Joseph Mankiewicz) ; PsychoseLa mort aux troussesPas de printemps pour Marnie et Vertigo(Alfred Hitchcock) ; Le portrait de Jennie (William Dieterle) ; Fahrenheit 451 (François Truffaut) et l’inoubliable bande son de Taxi Driver (Martin Scorsese). Welles était très conscient de l’importance de la musique, disant que « tout film est musique et rythme ».
  • Rupture du récit réaliste, succession de points de vue différents et partiels, pas de vérité officielle ou unique, complexité de l’individu, incompréhensible d’un point de vue moral, profusion d’informations : Amélie Dubois parle de « trop plein baroque ». Le cinéma rejoint des procédés d’art moderne déjà épanouis ailleurs (peinture, sculpture, musique, poésie, roman), fin du récit linéaire, structure éclatée.

La critique du pouvoir des médias

Un sujet récurrent dans le cinéma américain alors qu’il s’aperçoit de la montée de ce quatrième pouvoir (par exemple : 1941 Citizen Kane, d’Orson Welles ; 1942 L’homme de la rue, de Frank Capra ; 1957 Un homme dans la foule, d’Elia Kazan).

Kane a voulu transformer son pouvoir médiatique en pouvoir politique. Mussolini était un ancien journaliste (de gauche), Hitler était un influenceur talentueux. 

Les régimes totalitaires accordaient une très grande importance au point de nommer quelqu’un « ministre de la propagande » (Goebbels). Les États et les capitaux privés rivalisent dans la maîtrise du quatrième pouvoir, qui échappe à la population.

A travers la presse écrite, puis la radio, puis la télévision, puis les réseaux sociaux, le quatrième pouvoir s’est constitué pour forger « l’opinion publique », par l’information et par la publicité. Le livre d’Edward Bernays de 1928, Propaganda, n’a pas vieilli. En 1939, Serge Tchakhotine publie Le viol des foules par la propagande politique.

La mainmise actuelle d’oligarques sur les médias, en France comme ailleurs, en reste l’héritière. Le personnage de Silvio Berlusconi fut un bel exemple de tycoon médiatique devenu chef de gouvernement. Mais on ne perd rien en restant conseiller du prince, et chargé de missions très spéciales, comme dans le cas d’Elon Musk.

Welles et ses personnages

Dans presque tous ses films où il joue le rôle principal (Citizen KaneFalstaffMr. ArkadinLa soif du malOthelloMacbethLe criminel) il s’agit d’un rôle plutôt antipathique, celui d’un personnage puissant et tyrannique, destiné à mourir à la fin du film. Le rôle qu’il joue est toujours à la fois proche et éloigné de lui. Certains ont pensé que Welles cherchait ainsi à exorciser des penchants personnels puisque la mort du personnage ressemble à une sentence qui s’applique à ses penchants. 

Qu’en a dit Welles lui-même ?

« Quand je joue le rôle de quelqu’un que je déteste, je tiens à être très chevaleresque dans mon interprétation » : et Welles donne en effet une dimension humaine au personnage qui a fait dire à Jean Carta que « ses personnages sont une longue série d’orgueilleux et de génies que Welles porte à l’écran, qu’il rend si profondément humains, si contestables et en même temps si peu haïssables, si dignes de pitié ». 

Le personnage dont il se sentait le plus proche est Falstaff. Welles en a dit ceci : « Falstaff est un arbre de Noël décoré de vices. L’arbre lui-même n’est qu’amour et innocence ». Peut-on appliquer cela à Kane, à Arkadin, au capitaine Quinlan ? Pas évident du tout…

Si Welles présente des traits communs avec Kane, il s’en différencie fortement.

Welles versus Kane, c’est vivre de façon aventureuse versus posséder des objets, Münchhausen versusCagliostro[2]). « L’idée de survivre ne m’intéresse pas. Ce que je veux, c’est être vivant » (propos de Welles rapportés par Anca Visdei). Welles n’est pas Kane, malgré de forts points communs.

« Welles charme davantage par sa personnalité hors du commun que par de véritables talents de comédien. Son personnage plus grand que nature et son talent de conteur volontiers affabulateur, ces deux atouts, vont devenir les deux pièges dans lesquels il va tomber régulièrement par la suite » (Visdei). 

Argent et hybris

La version capitaliste de la hybris, c’est la malédiction de l’argent et de son accumulation. « Tout le film est construit sur le pouvoir de l’or » (Youssef Ishaghpour). L’idée d’une malédiction de l’or (de l’argent) est un lieu commun plurimillénaire, présent aussi bien dans la sagesse populaire que dans certaines religions et dans la philosophie grecque antique. Kane en est une illustration moderne parmi d’autres.

L’intention de Welles était de de faire un film sur et contre the acquisition society (la société où l’on possède), dans laquelle l’individu détruit ses propres qualités (BBC).

The American : grandeur et décadence d’un parcours typiquement américain, non pas au sens où tout le monde peut devenir milliardaire, mais au sens où tout le monde partage le mythe du milliardaire.

Charlie quitte l’Ouest malgré lui pour être happé par l’Est capitaliste.

Sa fortune est gérée par un tuteur, Mr. Thatcher, comme l’a été celle du jeune Orson Welles, par un dénommé Maurice Bernstein, lequel s’est empressé de la détourner.

Version capitaliste de la hybris, malédiction de l’argent. « Tout le film est construit sur le pouvoir de l’or » (Youssef Ishaghpour). L’idée d’une malédiction de l’or (de l’argent) est un lieu commun plurimillénaire, présent aussi bien dans la sagesse populaire que dans certaines religions et dans la philosophie grecque antique. Kane en est une illustration moderne parmi d’autres.

Cette destruction se présente notamment comme une réification en marche : celle des objets (accumulation d’œuvres d’art chosifiées à Xanadu), celle des individus (Jededaiah Leland, Susan Alexander, Mr. Bernstein : Kane joue avec tous / se joue de tous), sa volonté de puissance fait qu’il veut être aimé de tous sans aimer personne, excepté lui-même ; « instruments d’un désir égotique qui les broie, les proches de Kane occupent une place intenable, celle de pantins sur le dos de qui on a signé un contrat comme ce fut le cas pour lui enfant » (Amélie Dubois). Kane est le marionnettiste, le Pygmalion de son entourage. 

Collectionnées et accumulées, sorties de leur espace et de leur temps, les œuvres d’art ne sont plus que des choses mortes. Ennui et mélancolie du collectionneur, à qui le vivant échappe (thème traité de façon récurrente par Jacques Prévert). 

Kane exige d’être aimé, jusqu’à l’absurde. Son ami Jedediah lui dit: “You talk about the people as if you owned them, as if they belonged to you. You talk about giving the people their rights as if you can make them a present of liberty. You don’t care about anything except you. You just want to persuade people that you love them so much that they are to love you back.” (Traduction : « Tu parles des gens comme s’ils étaient ta propriété, comme s’ils t’appartenaient. Tu parles de donner leurs droits aux gens comme si tu pouvais offrir la liberté en cadeau. Rien ne compte pour toi que toi-même. Tu veux simplement convaincre les gens que tu les aimes tellement qu’ils doivent t’aimer en retour »).

Une citation qu’on peut rapprocher de la célèbre réplique de Garance au comte de Montray dans un autre monument du cinéma, Les enfants du paradis :

Le comte, lamentable.   Je voudrais que vous m’aimiez.

Garance, lasse.   Mais je vous aime, mon ami. Vous êtes séduisant, vous êtes riche, vous avez beaucoup d’esprit, vos amis vous admirent, les autres vous craignent, vous plaisez beaucoup aux femmes… enfin, tout le monde vous aime, Édouard ! Vraiment, il faudrait que je sois bien difficile pour ne pas faire comme tout le monde !

Le comte.   Taisez-vous, Garance, vous savez bien ce que je désire…, ce que je veux.

Garance.   Vous êtes extraordinaire, Édouard. Non seulement vous êtes riche, mais encore vous voulez qu’on vous aime « comme si vous étiez pauvre » ! Et les pauvres, alors ? Soyez un peu raisonnable, mon ami, on ne peut tout de même pas tout leur prendre, aux pauvres ! »

Croyant rester maître de ses jouets, et voulant rester un grand enfant qui pourrait s’amuser, Kane passe sa vie à jouer mais succombe à la vanité de ses projets, pour se retrouver dans une parfaite solitude.

Shakespeare

Welles a dit : « Je ne peux vivre longtemps sans me mêler à Shakespeare ».

C’est tout à fait essentiel pour comprendre son approche du cinéma, des personnages, du scénario.

Nul doute que Welles reprenait à son compte le point de vue qu’exprimait Shakespeare dans ces quelques citations, qui tournent autour de la vanité des choses : 

  • « La pensée est l’esclave de la vie, et la vie est le bouffon du temps »
  • « C’est un malheur du temps que les fous guident les aveugles »
  • « J’ai gaspillé le temps et maintenant le temps perdu me détruit »
  • « Demain, et demain, et demain ! C’est ainsi que, à petits pas, nous nous glissons de jour en jour jusqu’à la dernière syllabe du temps inscrit sur le livre de notre destinée »
  • « Le temps est le maître absolu des hommes ; il est tout à la fois leur créateur et leur tombe, il leur donne ce qui lui plaît et non ce qu’ils demandent »
  • « Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles » (Comme il vous plaira)
  • « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui s’agite et qui parade pendant une heure sur scène, puis on ne l’entend plus. C’est un récit plein de bruit et de fureur, raconté par un idiot et dépourvu de sens » (Macbeth)

La forme circulaire du film renforce considérablement le sentiment de vanité. 

Mais le cinéma de Welles n’est pas celui d’une soumission passive, pas plus que ne le fut le théâtre de Shakespeare.

Le « Nous étions un groupe de vauriens, nous étions comme des acteurs élisabéthains » de Welles évoque le « we few, we happy few, we band of brothers » de Shakespeare (dans Henri V) : l’amitié, l’insouciance, l’audace permettent de s’extraire un moment du vanitas vanitatum et omnia vanitas (L’Ecclésiaste). Il ne faut pas passer son tour.

Quelques citations de Welles

« Je ne peux vivre longtemps sans me mêler à Shakespeare »

« L’Italie sous les Borgia a connu 30 ans de terreur, de meurtres, de carnage… Mais ça a donné Michel-Ange, de Vinci et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité, 500 ans de démocratie et de paix. Et ça a donné quoi ?… Le coucou ! » (réplique extraite du film Le Troisième Homme, improvisée par Orson Welles dans le rôle de Harry Lime).

« Je ne voulais pas d’argent, je voulais la maîtrise de mes films »

« Les producteurs considèrent les artistes comme des ennemis professionnels »

« Mon intention était de faire un film (Citizen Kane) sur une société d’appropriation dans laquelle l’individu détruit ses propres qualités, et contre elle »

« Je déteste Hollywood mais je déteste presque tout dans le monde moderne »

« Je suis un romantique »

« Je ne crois pas qu’il y a quelque chose de bien dans le compromis, à moins d’être un politicien, et dans la mesure où les films sont de la politique, je n’appartiens pas au monde cinématographique »

« L’idée de survivre ne m’intéresse pas. Ce que je veux, c’est être vivant. »

« À Hollywood, la calomnie n’est pas une exception mais la façon normale de fonctionner »

« Je désire que mon film (Macbeth) possède avant tout une qualité d’abstraction, peu importent les détails des costumes ou des décors, ce qui compte, c’est la qualité de la fable, la valeur de la légende (…) Nous nous trouvons en présence d’un groupe de gens sauvages, mais il s’agit d’une histoire que l’on peut déplacer dans le temps et l’espace. Peu importe le pays, seules comptent la tyrannie et la superstition. »

« Tout réalisateur sérieux devrait trouver le juste milieu entre le film d’avant-garde et le grand film commercial »

« Quand je joue le rôle de quelqu’un que je déteste, je tiens à être très chevaleresque dans mon interprétation »

« J’aime l’Espagne et je pourrais y vivre car les Espagnols sont en termes intimes avec la mort, ce qui leur donne une noblesse et une profondeur de caractère que l’on ne trouve nulle part ailleurs »

« Je ne défends pas la corrida, mais je l’aime »

« Je ne travaille pas pour la postérité. Travailler pour la postérité est aussi vulgaire que travailler pour l’argent »

« Je suis un petit maître dans une forme d’art qui n’a pas encore fait la preuve que c’était un art. De sorte qu’il n’y a pas de maître »

Sources utilisées :

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Mais quelle que soit la noirceur du film, il y a une bonne nouvelle : personne ne se souvient de William Randolph Hearst (à moins de visiter son Hearst Castle à San Simeon), mais on se souvient et on se souviendra de Citizen Kane !

JPB


[1] Les tireuses optiques permettaient d’effectuer des trucages en postproduction. La Truca est assurément l’outil qui incarne le mieux l’évolution technologique et la généralisation des effets spéciaux au stade de la postproduction. Construite en France par André Debrie des 1929, elle offre la possibilité de réaliser toute une variété de trucages, des plus simples aux plus compliqués, d’un fondu d’ouverture ou de fermeture, ou d’un fondu enchaîné, d’un accéléré ou d’un ralenti par répétition des mêmes images, d’une marche arrière, la gamme était complète. La surimpression de deux plans ou d’un titre, le sous-titrage complétaient ces possibilités. La plus complexe était la confection d’un couple cache/contre-cache pour diviser l’image en plusieurs zones, aussi bien pour réaliser un split-screen, une image où apparaissent simultanément plusieurs plans, que pour introduire un élément de décor ou un personnage fabuleux (un monstre par exemple) dans un plan où s’activent des comédiens en chair et en os.

[2] Scène du célèbre film allemand de la UFA en 1942, Münchhausen, dans lequel le poète Erich Kästner, auteur du scénario (non crédité car en très mauvais termes avec le régime nazi), décrit une confrontation entre ces deux personnages au cours de laquelle le baron refuse le trône de Pologne que lui propose le mystérieux comploteur international dans les termes suivants : « il y a une grande différence entre nous, Cagliostro : vous voulez le pouvoir, moi je veux vivre ».