Commentaire à propos du Nom de la Rose par JPB

  1. Comment comprendre le titre ?

Comme le dit Eco dans son Apostille : « les romans sont, par excellence, des machines à générer de l’interprétation ».

Le titre évoque la puissance du verbe. Le langage humain, à la différence du langage animal, présentifie ce qui est absent, voire inexistant. On peut s’empoigner sur un fantôme. Eco est resté évasif sur ce titre (Apostille au nom de la rose) : il aimait éconduire le lecteur. Le titre détourne un vers de Bernard de Morlaix (appelé aussi Bernard de Cluny) dans son ouvrage De contemptu mundi (Du mépris pour le monde) qui est le suivant : Nunc ubi Regulus aut ubi Romulus aut ubi Remus ? Stat Roma pristina nomine, nomina nuda tenemus. (Où est Regulus aujourd’hui, où est Romulus, où est Remus ? La Rome des origines n’existe plus qu’en tant que nom, et nous ne la conservons que par des noms vides). Eco a substitué Rosa à Roma, en conservant le raisonnement, ce qui évoque la célèbre querelle des universaux (opposition entre le nominalisme, qui pense les idées générales se résument aux mots qui les désignent, et le réalisme, pour lequel ces idées possèdent un support réel) : n’oublions pas que le personnage de Guillaume de Canterville, joué par Sean Connery, évoquait certes Sherlock Holmes, mais aussi Guillaume d’Ockham, le célèbre nominaliste du XIVe siècle, contemporain de l’histoire que nous venons de voir.

Certains commentateurs ont pensé que la rose symbolisait l’Église primitive, celle des premiers Chrétiens, et que son nom, qui subsiste, ne renferme plus le contenu spirituel originel. S’il en est ainsi, le titre renvoie aux schismes et aux confrontations internes au monde religieux, générateurs d’une violence qui ira jusqu’aux guerres de religion et à la prolifération, puis à la répression des hérésies évoquées dans Le nom de la rose

  • Qu’est-ce qu’une fiction pour Umberto Eco ?

Il est clair que Le nom de la rose n’est pas la reconstitution fidèle d’un original réel. Pour autant, il ne s’agit pas d’une fiction plus ou moins arbitraire ou fantaisiste, déviant de l’époque qu’elle décrit. La conception qu’a Umberto Eco est très particulière. On pourrait éventuellement la résumer en disant que la fiction est plus réelle que le réel. Tout est récit, y compris l’expérience immédiate du réel (que nous vivons à travers la grille du langage et dont nous ne percevons que ce que nos lunettes nous autorisent à voir). La fiction est un récit parmi d’autres, mais un récit réfléchi, bénéficiant de la distance prise avec ses ingrédients : « les agissements des personnages servent à faire mieux comprendre l’histoire, ce qui s’est passé, et bien qu’ils soient inventés, ils en disent plus, et avec une clarté sans pareille, sur l’Italie de l’époque, que les livres d’histoire consacrés » (Apostille).

Écrire une fiction comme ce thriller médiéval repose, pour Eco (pas pour tous les auteurs, loin s’en faut), sur une profonde connaissance de l’époque décrite. Le propos de la fiction est alors de « débusquer du sens là où on ne serait porté à ne voir que des faits », elle est une forme de médiation pour stimuler une meilleure compréhension du monde.

On peut être d’accord ou en désaccord avec cette ambition de la part d’Eco, mais c’est la sienne et elle souligne le sérieux du propos : Le nom de la rose est de nature analytique, enrobée avec beaucoup d’art dans une forme de roman policier.

Comme Jean-Jacques Annaud a défini son film comme un palimpseste sur le roman d’Eco (et ce avec un plein accord de ce dernier), on pourrait dire que le film est une fiction au second degré, toujours au sens donné par Eco.

  • Aperçu sur l’importance de l’aristotélisme médiéval

L’aristotélisme médiéval est un immense sujet, dont nous fournirons en ligne un résumé plus détaillé. Contentons-nous de rappeler ici quelques grandes lignes.

Les différents monothéismes du Moyen-Âge ont rencontré Aristote : 

  • D’abord, très ponctuellement, à Byzance dès le sixième siècle, puis de façon plus approfondie au début du douzième siècle ;
  • Dans le monde musulman, notamment à Bagdad au cours du huitième siècle, et sans discontinuer jusqu’au douzième siècle ;
  • Dans le monde chrétien, à partir des sources arabes, parfois très célèbres en Occident (Al-Kindi, Al-Fârâbi, Ibn Sina, dit Avicenne et Ibn Rochd, dit Averroès étant les commentateurs les plus célèbres).
  • Dans la pensée hébraïque, on doit rappeler le personnage important de Moïse Maïmonide (1138-1204), un savant talmudiste, philosophe, médecin, scientifique et légiste né à Cordoue puis réfugié à Fès, s’exprimant en arabe, dont l’influence rayonna dans le monde chrétien et influença ses plus grandes figures (Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Duns Scott).

On peut relever un profil analogue du côté musulman et du côté chrétien : dans un premier temps une théologie reposant sur la révélation et sur la foi reste largement dépourvue d’une structuration théorique rationnelle ; Aristote, comme penseur encyclopédique venant clôturer la philosophie classique grecque, des présocratiques à Socrate et Platon, dont Aristote fut pendant longtemps l’élève, se présentait comme une source opulente pour un renouveau de la pensée, selon le projet bien résumé par Thomas d’Aquin :Philosophia ancilla theologiae. Des deux côtés, musulman et chrétien, la tentative d’une synthèse dura plusieurs siècles, avant de sombrer dans une interdiction, tantôt prononcée par un intégrisme religieux renforcé par les schismes et conflits, ou encore comme déclassée par les nouvelles approches scientifiques voire rationalistes de la Renaissance. 

Au moment où se déroule Le nom de la rose (1327), la référence à Aristote bat son plein. Mais celle-ci se présente évidemment comme une lecture intéressée, voir biaisée, du philosophe stagirite. La pensée d’Aristote a pour ainsi dire fusionné par contiguïté avec la doctrine de l’Église et donc hérité du même statut intouchable. Le corpus aristotélicien et son interprétation forment dès lors une doctrine unifiée intangible, ou supposée telle.

  • Quelle est la place de La Poétique dans l’œuvre d’Aristote ?

Le titre grec est Περὶ̀ ποιητικῆς (traduction usuelle : De la poétique).

S’agit-il simplement de poésie ? Pas vraiment.

De façon générale, Aristote distingue trois types de ce qu’il appelle la science (ἐπιστήμη) : a) la science théorique, ou contemplative (philosophie première ou ontologique – « métaphysique » -, mathématique et physique – « philosophie naturelle ») ; b) la science pratique, orientée vers l’action (politique et éthique), visant à agir sur l’homme lui-même comme sujet de l’action, notamment sur un plan moral ; c) la science poïétique (ou productive), et non pas « poétique », qui couvre toutes les formes de technique et de production de quelque chose d’extérieur à l’homme (aussi bien l’agriculture que la poésie et la musique : dans sa Métaphysique, Aristote reprend la même définition que celle de Platon dans Le Banquet). Quant aux procédés logiques traités dans l’Organon, le syllogisme et les catégories, ils sont de l’ordre de l’instrumentation au service des différentes sciences.

La Poétique en tant que titre traite donc de la production d’un objet qui relève de « l’œuvre d’art ». Si Aristote considère que la poésie, la peinture, la sculpture, la musique et la danse sont des arts, il s’intéresse surtout, dans le livre qui nous est parvenu, à la tragédie et à l’épopée, et, de manière très anecdotique, à la musique. 

La thèse principale est l’importance de la mimêsis : l’auteur doit imiter le réel, en respectant le vraisemblable et en évitant l’irrationnel. Le rôle du poète, de l’écrivain, n’est pas tant d’écrire des vers que de représenter une réalité, des actions ; c’est le thème de la mimêsis. Toutefois, le poète n’est pas un historien-chroniqueur. Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire, c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite du général, la chronique du particulier. Le terme général désigne le type de chose qu’une certaine catégorie d’hommes fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement. Toute ressemblance entre le point de vue exprimé par Aristote et celui exprimé par Eco serait-elle due au hasard ?…

Le livre d’Aristote se situe dans une perspective descriptive et normative. Il tente de dégager les articulations formelles de la tragédie et de l’épopée, et attribue une plus grande qualité en fonction du respect de ce qui est finalement défini comme règles formelles.

Quant à la κάθαρσις (catharsis), généralement présentée comme le concept princeps du livre, on ne la rencontre qu’une seule fois, au chapitre 6 (1449 b) : « Donc la tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotion ». Le terme a été repris à Platon qui parlait de « purification, séparation du bon et du mauvais », un moyen de convertir les passions. 

  • Où en est l’Inquisition à l’époque du récit ?

L’Inquisition est née comme réaction de l’autorité ecclésiastique contre les « hérésies » qui commençaient à proliférer et qui déboucheront notamment, d’une part, sur les mouvements millénaristes du onzième au seizième siècle, durement réprimés, et sur le schisme protestant, qui réussit au seizième siècle à s’institutionnaliser de façon autonome.

Donnons la parole à Jean-Jacques Annaud : 

« 1327, c’est le chaos politique (multiplicité des États qui s’affrontent) et religieux (explosion des hérésies). Depuis 20 ans, le Pape ne réside plus à Rome en raison du conflit sanglant entre partisans de l’empereur et partisans du Pape : Jean XXII est pape en Avignon où 5 papes français vont se succéder (la « captivité de Babylone »), nommer aux charges religieuses les membres de leur famille et excommunier à tour de bras leurs opposants. La pression fiscale est doublée, apogée des indulgences, la Papauté se plonge dans l’hédonisme et le luxe. Le peuple vit dans la pauvreté et la crasse. »

L’histoire de l’abbaye met en scène l’opposition entre les Bénédictins et les Franciscains, ces derniers étant favorables à une pauvreté volontaire dont les premiers ne veulent pas. Elle met en présence un seul personnage réellement historique, l’inquisiteur Bernard Gui, joué par Murray Abraham), un personnage fictif, inquisiteur repenti puis devenu franciscain (Guillaume de Canterville, joué par Sean Connery) et deux personnages issus du mouvement hérétique des Dolciniens, durement réprimé par l’inquisition (Remigio de Varagine, le frère cellérier, joué par Helmut Qualtinger, et son assistant simple d’esprit, Salvatore, joué par Ron Perlman.

En 1327, date de notre histoire, la persécution des lépreux et des Juifs a déjà commencé en Languedoc, sous couvert d’une théorie du complot anti-chrétien et d’actes de sorcellerie (d’origine chamanique préchrétienne, comme l’illustre le personnage de la jeune fille). 

  • En quoi le livre II de La Poétique consacré à la comédie avait-il une telle importance ? 

Le Livre II de La poétique a-t-il été écrit, ou n’était-il qu’un projet, ou encore n’a-t-il jamais existé en tant que tel ? S’il a été écrit, a-t-il été perdu, ou détruit ? Personne n’a pu répondre avec certitude à ces questions., de sorte que de cette rose, on ne conserve que son nom…

Est-on bien sûr qu’Aristote projetait d’écrire ce second livre ? Et d’ailleurs, pourquoi pas d’autres livres encore, puisque la ποίησις ne se résume pas à la tragédie, à l’épopée, à la comédie : qu’en est-il, par exemple, de la poésie au sens moderne (poésie épique autre qu’Homère, poésie lyrique, accompagnée ou non de musique, qu’en est-il des rhapsodes, d’Hésiode, d’Archiloque, de Théognis de Mégare, de Sappho, de Pindare, etc. ? Pas un mot non plus sur la musique, qui était pourtant considérée comme le plus beau des arts en même temps qu’une science, objet des plus hautes spéculations philosophiques (art enseigné par le système éducatif à l’époque d’Aristote, objet d’innombrables traités musicaux et se manifestant lors de véritables concerts). De telles lacunes semblent plutôt incompatibles avec l’ambition encyclopédique et systématique du Stagirite… Que faut-il en penser ?

Contrairement à ce qui est souvent avancé, Aristote tient dans La poétique quelques propos relatifs à la comédie. Qu’en dit-il ? Peu de choses (pas un seul mot sur Aristophane ou Ménandre) :

  • « C’est la même différence qui distingue la tragédie et la comédie : celle-ci veut représenter les hommes inférieurs, celle-là veut les représenter supérieurs aux hommes de la réalité » (1448 a).
  • La comédie serait issue des chants phalliques (τὰ φαλλικὰ) accompagnant les cortèges dionysiaques (1449 a). Un peu plus loin, Aristote affirme : « à l’origine, la comédie vint de Sicile » (1449 a-b).
  • « La comédie est, comme nous l’avons dit, l’imitation d’hommes de qualité morale inférieure, non en toute espèce de vice mais dans le domaine du risible, lequel est une partie du laid. Car le risible est un défaut et une laideur sans douleur ni dommage ; ainsi, par exemple, le masque comique est laid et difforme sans expression de douleur » (1449 a-b). 
  • « Un plaisir propre à la comédie : dans celle-ci, en effet, les personnages qui sont dans la fable les pires ennemis, comme Oreste et Égisthe, s’en vont après être devenus finalement amis, et il n’y a personne qui soit tué, ni personne qui tue » (1453 a). 

Et enfin, qu’en est-il de la fameuse annonce du « Livre II » dans le « Livre I » (qui n’est Livre I que dans l’hypothèse d’un Livre II…) ? Les tenants de cette annonce ne se réfèrent qu’à un seul passage, qui est le suivant : « L’art d’imiter en hexamètres et la comédie, nous en parlerons plus tard », écrit Aristote en tête du chapitre 6 (1449 b). Le traducteur Joseph Hardy annote comme suit : « Aristote traite spécialement de l’épopée aux chapitres 23 et 24. Pour la comédie, voir les chapitres 1 et 5 ». Pour lui, par conséquent, Aristote n’annonce pas un livre à venir mais renvoie à d’autres passages du livre publié par des disciples (retrouvés et publiés sous la forme ci-dessus, ou non). 

De fait, certains commentateurs pensent que plutôt que d’un Livre II, il s’agit de fragments perdus du même Livre I (http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/poetique.htm#22a). 

Ils vont plus loin et mentionnent onze fragments retrouvés et compris par certains avis autorisés comme faisant partie de La poétique dont le dernier dit ceci :

« XI. La comédie est l’imitation d’une action ridicule, d’une étendue bien proportionnée, complète en chacune de ses parties prise isolément…et opérant, par des récits, par le plaisir et par le rire, la purgation des passions de nature analogue. Or elle a pour mère le rire. »

Le fait qu’Aristote attendait également un effet cathartique de la comédie et du rire, attitude irrévérencieuse par excellence, ruinait le moralisme dans lequel on interprétait la catharsis comme propre à la tragédie.

Mais la position du clergé face à l’hypothèse d’une prise en compte sérieuse de la comédie et du report du mécanisme de la catharsis par Aristote pour la comédie (point XI des fragments ci-dessus) ne peut sans doute être comprise sans examiner les rapports entre le clergé et le théâtre populaire en France à la même époque (farces, fabliaux, sotties, mimes, autant de spectacles à dénouement heureux). Ce qui est sûr, c’est que ces genres s’opposaient aux mystères d’inspiration religieuse. On le sait : le rire est contagieux. Si on peut rire de ceci, on peut aussi rire de cela, et de fil en aiguille, rien n’est préservé — pas même Dieu…

Et pour finir une page de pub…

Deux excellents films à recommander sur plus ou moins le même sujet :

  • Le film de Carl Theodor Dreyer, Dies Irae (Jour de colère), 1943, relate un procès en sorcellerie se déroulant au Danemark, en milieu protestant, en 1623. Dreyer est également l’auteur de l’excellent film La passion de Jeanne d’Arc, tourné en 1927, avec, notamment, Renée Falconetti et Antonin Artaud.
  • Le film de James Clavell, La vallée perdue (The last valley), 1971, relate une histoire ayant lieu en 1637, dans l’Allemagne ravagée par la guerre de Trente Ans. Le duo entre un condottiere cynique, joué par Michael Caine, et un instituteur laïque fuyant la guerre et un fanatisme religieux instrumentalisé par de grands féodaux, interprété par Omar Sharif.

JPB